EXPOSITION #1 Icônes de l'art moderne - La collection Chtchoukine // FLV - Paris
- aoleblog
- 30 nov. 2016
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Magnat russe du textile mort en 1936, Chtchoukine avait constitué un véritable trésor, couvrant, notamment, tout l'art moderne français. Ce dernier est en partie exposé à la Fondation Louis-Vuitton, à Paris du 22 octobre 2016 au 20 février 2017.
Informations sur le site de la fondation:

« On dit que je fais du tort à la Russie en achetant vos tableaux »,
écrit Chtchoukine à Matisse






Sa vie est digne d'un roman russe et sa collection d'une légende. Sergueï Ivanovitch Chtchoukine (1854-1936), magnat du textile, a réuni au tournant du XXe siècle dans son palais moscovite un ensemble de deux cent soixante-quinze œuvres d'art moderne, signées en majorité par des artistes français. Leur inventaire donne le vertige : cinquante-quatre Picasso, quarante et un Matisse, onze Cézanne, seize Gauguin, quinze Derain, treize Monet, cinq Degas, quatre Van Gogh, sans compter les dizaines de Marquet, Douanier Rousseau, Manet, Renoir, Vuillard, Toulouse-Lautrec ou Pissarro... Autant d'œuvres élevées aujourd'hui au statut d'« icônes de l'art moderne », comme dit le titre de l'exposition.
C'est la première fois depuis sa dispersion, en 1948, sur ordre de Staline, entre le musée de l'Ermitage, à Saint Pétersbourg, et le musée Pouchkine, à Moscou, qu'une moitié de cette collection mythique est réunie. Première fois aussi que le nom de son « créateur » réapparaît au premier plan dans l'histoire de l'art. On rencontre celui-ci sur un tableau du Norvégien Xan Krohn, l'un des quelques non-Français du sérail. Un portrait en pied daté de 1915 aux couleurs franches et contours noirs où le monsieur en redingote, barbe blanche et mains jointes, dégage un sentiment à mi-chemin entre la réserve et l'autorité naturelle. Petit, végétarien, ascète, bègue et bavard, Chtchoukine est un original en même temps qu'un membre éminent de la haute bourgeoisie moscovite, conservatrice et religieuse. Il lui a fallu beaucoup d'audace et d'indépendance d'esprit pour constituer sa collection, défrichant à contre-courant du goût de son milieu et de son époque. « On dit que je fais du tort à la Russie en achetant vos tableaux », écrit-il à Matisse. Plus étonnant, le « snob éclatant », comme le décrit son petit-fils dans le catalogue, endosse un autre rôle, primordial mais encore invisible. En ouvrant sa collection au public à partir de 1908, le dimanche et gratuitement, il a pour idée de faire découvrir l'art moderne au petit peuple, et d'instiller les germes de l'avant-garde à une jeune génération d'artistes russes prêts à en découdre avec l'académisme. Encore quelques années, et ce sera leur tour.
Les premières acquisitions sont des valeurs sûres. Monet, en 1898, Pissarro la même année, avec une vue parisienne du quartier de l'Opéra où le collectionneur a ses habitudes et son hôtel. Suivent les impressionnistes, sans exception. On voit clairement dans le parcours de l'exposition de quelle manière il démarre sur une base classique qui rassure. Ensuite il bifurque pour chasser en terrain symboliste et postimpressionniste, Redon, Signac ou Van Gogh. Puis il pousse le bouchon plus loin. En moins de vingt ans, le Russe embrasse, par paliers chronologiques, le panorama complet de l'art moderne français, de l'impressionnisme à l'avant-garde. On est au début du XXe siècle, Picasso vit sans le sou à Montmartre. Cézanne passe pour un raté et Matisse, chef de file du fauvisme, provoque le scandale.
L'exposition présente cent vingt-sept œuvres sélectionnées par le « fou », comme il se décrit lui-même, ainsi que trente et une pièces de l'avant-garde russe, et se déploie sur quatorze salles : la chance de tomber sur un de ses chefs-d'œuvre de prédilection y est maximale, tel le tableau culte de Claude Monet, Le Déjeuner sur l'herbe (1866), ou celui de Paul Gauguin Aha oé feii (Eh, quoi ! Tu es jalouse ?, 1892), représentant deux Tahitiennes bavardant nonchalamment, allongées sur le sable rose. Mais pour Chtchoukine, la conquête de l'avant-garde ne s'est pas faite en un jour. Il a dû apprivoiser les moqueurs et faire face à ses propres réticences. Gauguin, Matisse et Picasso finissent par l'emporter, il n'achètera plus qu'eux. De son premier Picasso, La Femme à l'éventail (1909), le Russe dit qu'il le bouleverse tout en lui donnant l'impression d'avaler du verre pilé. On peut vérifier dans l'exposition si l'âpreté du tableau, implacable et crénelé comme une série d'engrenages, fait encore le même effet.
Entre 1905 et 1910, Chtchoukine connaît des drames. Deux de ses fils se suicident, sa femme meurt d'un cancer foudroyant. Dès lors, il achète « par paquets ». Sur les murs de la Fondation Louis-Vuitton, les grands ensembles acquis dans les dernières années se succèdent, exceptionnels. Une salle Gauguin (douze œuvres dans l'exposition), reprend l'accrochage en « iconostase » du collectionneur, à la manière des combinaisons symboliques d'images saintes orthodoxes. Une salle consacrée à Matisse (vingt-deux tableaux) reproduit l'agencement réalisé par le peintre lui-même dans le salon rose du palais Troubetskoï, lors d'un séjour chez son mécène. A la fin du parcours, après une enfilade spectaculaire où des Picasso (vingt-neuf œuvres) se répondent, de la période bleue à la période cubiste, on aboutit à l'impressionnante « Cellule Picasso » imaginée par l'oligarque dans son palais. Les tableaux ocre et gris aux facettes abrasives font face à des statues africaines trapues. Chtchoukine les avait placées ensemble pour comprendre. Comprendre Picasso, partager Picasso, diffuser l'art moderne. En 1918, muni de faux papiers, il se réfugie en Allemagne, puis en France, en laissant son trésor sur place. Il espérait que son palais soit un jour transformé en musée. *
*texte extrait de la publication du Télérama http://www.telerama.fr/scenes/icones-de-l-art-moderne-la-collection-chtchoukine,149432.php
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